Jeudi Saint 2024

Chers amis,

La réaction de St Pierre dans l’Évangile est symptomatique d’un petit défaut qu’on a dans la vie spirituelle : le fait de vouloir tout maîtriser, tout contrôler. Je m’explique. Le geste du lavement des pieds était réservé aux esclaves païens. C’est le geste le plus outrageant qu’on puisse poser à l’époque, c’est celui du dernier de la société. D’où la résistance de Simon-Pierre : « C’est toi, Seigneur, qui me laves les pieds ? »

Si on remonte plus loin, dans le livre de la Genèse, c’est Abraham qui lave les pieds des visiteurs mystérieux. C’est Abraham qui s’abaisse pour se mettre à la place du dernier, pour lui-même servir Dieu. L’initiative de Jésus est donc la continuité de ce geste, c’est la réponse de Dieu envers la descendance d’Abraham. Ce qui amène à la 2ème résistance de Simon-Pierre. Mais s’il refuse le lavement des pieds, il n’aura pas de part avec Jésus. « Avoir part », comme il le dit, c’est hériter de la promesse de Dieu : la Terre Promise, le Royaume. Et pour avoir part à cet héritage, les juifs utilisent les tefilines. Ce sont des petites boîtes qui contiennent des versets bibliques et que qu’on applique sur la tête et les poignets. Donc si Pierre dit « aussi les mains et les pieds » c’est parce que c’est le lieu de ces tefilines. Il veut que Jésus lui administre une purification rituelle. Il ne comprend toujours pas le geste du Maître qui lui montre plutôt une purification authentique du cœur. Simon-Pierre veut garder lui-même la maîtrise, il a du mal à laisser faire Jésus.

Au final, ce que le Christ enseigne, on pourrait le résumer de cette manière : « Soyez heureux de mettre en pratique ce que je viens de réaliser : la charité en actes. » Le lavement des pieds est le « banc d’essai » de la vie chrétienne. Tant qu’on n’est pas entré dans les signes concrets de la vie fraternelle, on ne la connaît pas vraiment.

Cette charité fraternelle du lavement des pieds est la porte d’entrée pour comprendre la puissance de ce qui va se passer juste après : l’institution conjointe de l’Eucharistie et du sacerdoce. Sans ce geste humiliant, on en reste à une lecture mondaine de ces deux sacrements. C’est presque trop peu de le vivre une fois par an pour vraiment se rendre compte de la grâce que Dieu nous donne dans l’Eucharistie et le sacerdoce… on devrait y penser tous les dimanches en entrant dans l’église… !

Si c’est difficile à mettre en œuvre, on a au moins cette petite phrase de Jésus : « Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. » Il résume bien ce qui se passe pendant la messe. On peut avoir l’impression de s’ennuyer, de ne pas être assez attentif, de ne pas sentir grand-chose… C’est pas grave… « plus tard tu comprendras. »

Pour devenir prêtre, on devient d’abord diacre. C’est la fonction du service par excellence, qui puise sa raison d’être dans le service de l’Eucharistie. C’est difficile de comprendre pourquoi l’Église nous demande de faire un bref passage dans ce ministère particulier qu’on a à peine le temps de comprendre… Pas grave… « plus tard tu comprendras. »

On nous demande sept ans d’études minimum avant d’être ordonné… Pourquoi autant ??? « Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. » C’est comme pour faire sa 1ère communion, et comme pour les autres sacrements… Pour entrer dans un si grand Mystère, le Seigneur veut préparer un cœur. S’il le prépare avec autant de soin, et d’une manière aussi longue, ce n’est pas tant pour que le candidat comprenne bien ce qu’il fait, que pour qu’il soit capable de se laisser faire, de se laisser façonner.

C’est ce que St Exupéry résume de manière poétique dans la rencontre du renard et du Petit Prince. Il faut du temps pour s’apprivoiser… On n’est pas ami du jour au lendemain, on le devient petit-à-petit.

Quand je suis devenu prêtre, au cours des six premiers mois, j’ai eu l’impression qu’on ne m’avait rien dit de ce que c’était… Après autant d’années à faire des stages en paroisse, à étudier la théologie, à faire des retraites, je n’avais toujours rien compris… « plus tard tu comprendras. » Et encore maintenant, quelques années après, j’ai compris plein de choses, mais j’ai surtout compris que je n’ai pas compris grand-chose quand-même ! C’est le Mystère de la grâce de Dieu qui reste perpétuellement nouvelle…

De la même manière dans un autre registre, on me demande souvent si tel ou tel enfant est prêt à faire sa 1ère communion. Bien-sûr qu’il n’est pas prêt ! Il comprendra plus tard… St Pie X disait qu’il y a 2 critères : si l’enfant est capable de comprendre la différence entre le pain eucharistique et le pain de la cuisine, et s’il est capable de faire la différence entre le bien et le mal. Pour le reste, « tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. »

Cette compréhension mutuelle et progressive, on peut la dire de beaucoup de situations et d’engagements. Et on peut le dire d’un prêtre et sa communauté ecclésiale. L’attachement du Christ à son Église et sa réciproque, se disent à travers l’attachement d’un prêtre à la petite portion d’Église qui lui est confiée et à qui il est confié. Ce soir, c’est donc l’occasion de vous dire merci pour ce que vous êtes ! Merci d’être mon inspiration et mon souci quotidien. Merci pour cet attachement mutuel ! Merci pour l’apprivoisement réciproque, progressif, tantôt tendu et tantôt passionné. À travers vous, je saisis de plus en plus la grâce et la profondeur du sacerdoce. Il y a peu, j’ai envoyé un courrier à notre archevêque pour lui partager mon regard sur notre communauté N.D. du Cher. Avant de signer, je n’ai pas pu m’empêcher de lui écrire « Merci de m’avoir nommé dans une si belle paroisse. »

J’aimerais vous partager une autre joie dans ce mystère insaisissable… Une deuxième vague suit à celle des catéchumènes et des recommençants… Celle des vocations ! Le Seigneur appelle largement !! Des petits frères arrivent. On a des signaux forts d’une génération de jeunes qui veulent généreusement répondre à l’appel du Seigneur dans la vie consacrée. C’est probablement le signe d’un élan spirituel fort de la part de toute l’Église, d’un cœur-à-cœur authentique avec le Christ qu’on expérimente dans nos communautés. D’où l’importance cruciale de saisir l’enjeu du lavement des pieds comme le fondement de notre vie dans la grâce eucharistique.

St Thomas d’Aquin a écrit plusieurs hymnes pour décrire la réalité extraordinaire qui s’opère dans le sacrement de l’Eucharistie : « La nuit de la dernière Cène, à table avec ses amis, ayant pleinement observé la Pâque selon la loi, de ses propres mains, il s’offrit en nourriture aux douze Apôtres. Le Verbe fait chair, par son verbe, fait de sa chair le vrai pain ; le sang du Christ devient boisson ; nos sens étant limités, c’est la foi seule qui suffit pour affermir les cœurs sincères. »

« C’est une certitude pour les chrétiens que le pain se change en son corps, le vin devient son sang. Ce que l’on ne peut comprendre et voir, notre foi ose l’affirmer, hors des lois de la nature. L’une et l’autre de ces espèces, qui ne sont que de purs signes, voilent un réel divin. »

Plus on s’approche de ce sacrement que ce soit dans la messe, dans l’adoration eucharistique ou dans les visites au St Sacrement dans les églises, plus on devient ce qu’on contemple avec le seul regard de la foi. C’est face au Christ présent dans le grand mystère de l’Eucharistie qu’on peut véritablement lâcher prise et le laisser imprégner toute notre vie.

Dans une des sacristies des petites sœurs de la Charité, Mère Teresa avait fait inscrire ce petit conseil : « Cher prêtre, célèbre cette messe comme si c’était ta première messe, ta dernière messe, ton unique messe. » Puisse ce conseil s’appliquer à chacun de nous ce soir pour entrer dans l’intimité aussi puissante que dramatique du dernier repas de Jésus.

Amen.