Chers amis,
Le jour où on est ordonné prêtre, il y a deux moments extraordinaires dans la liturgie : l’imposition des mains silencieuse par chaque prêtre présent, un par un ; et le baiser de paix, l’accolade qu’on se fait, pour manifester l’entrée dans le corps sacerdotal et la communion fraternelle. Pour moi, c’était les deux moments les plus émouvants, et j’en ai encore des frissons en le disant !
Pendant l’accolade, c’est le moment où chacun y va de sa petite phrase d’accueil, sur le ton de la bienveillance, de l’humour, de l’enthousiasme, de la sagesse… On se retrouve avec des « bienvenue petit frère » ; « bienvenue au club » ; « maintenant ta vie change » ; « on est content de te voir arriver », etc. Parmi toutes ces phrases, il y en a une qui m’a bien marquée : « bienvenue dans le ministère de la croix ! » Elle m’est restée très longtemps en tête… ça sonnait un peu négatif au milieu de tant de joie… Pourquoi… ? Pourquoi la croix ? Qu’est-ce que le ministère de la croix ?
C’est l’antienne d’ouverture de la Sainte Cène aujourd’hui : « Que notre seule fierté soit la croix de notre Seigneur Jésus Christ. En lui, nous avons le salut, la vie et la résurrection, par lui, nous sommes sauvés et délivrés. »
La croix, c’est la suite logique qu’on va vivre demain, et que l’Évangile nous annonce dès ce soir : « Ayant aimé les siens, il les aima jusqu’au bout. » On peut traduire plus littéralement par « il les aima jusqu’à l’extrême. » La croix fait partie de l’extrême, du don vertigineux de l’Eucharistie que Jésus institue maintenant ; parce qu’il est extrême dans sa Passion. Il y a bien une extrémité à l’amour, c’est le don du sang, le don de sa propre vie.
Ce don, il a voulu le transmettre dans deux sacrements qui dépendent l’un de l’autre : l’Eucharistie et l’Ordre. Jésus se donne totalement dans le pain et le vin à travers l’Eucharistie ; et il se donne totalement dans le cœur du prêtre et dans l’onction de ses mains à travers le sacerdoce. Un si grand don dans deux matières si modestes ! C’est ce qui rend vertigineuse son offrande « jusqu’à l’extrême ».
Le saint curé d’Ars disait que si un prêtre comprenait ce qu’il portait en lui, il mourrait d’amour. C’est tellement vrai ! J’aimerais vous livrer la grandeur de ce que je perçois du haut de mes 4,5 ans de sacerdoce (à cet âge-là, on compte encore les demi). Pour l’illustrer, je dirais que c’est comme un petit enfant qui porte le maillot de foot d’Olivier Giroud. Un si petit être dans un si grand vêtement, ce n’est pas raisonnable ! Et même si le nom de Giroud résonne un peu à ses oreilles comme quelque chose de grand, il n’a pas conscience de la légende sportive qu’il incarne. Dans ces vêtements liturgiques, je suis bien loin d’avoir conscience de ce qu’ils représentent véritablement… Quand on se confesse, l’Église propose au pénitent d’exprimer une action de grâces. Bien souvent, en me confessant, je remercie le Seigneur pour un don si mystérieux et si grand, dans un cœur si petit et étroit.
Le Mystère de la croix du Christ dans lequel mon confrère me souhaitait la bienvenue, c’est probablement d’être au pied du calvaire. Tout proche du Seigneur, et pourtant incapable de changer quoi que ce soit à son sort. C’est d’être à côté de lui quand il va aux festins des publicains et des pécheurs, sans rien changer chez eux. En fait, c’est la réponse à l’appel qu’il adresse aux Apôtres : non pas de le suivre pour l’aider ou faire quelque chose avec lui, mais le suivre juste pour « être avec lui ». « Être avec ».
C’est tout le rôle de l’outil chez l’artisan, de l’instrument de travail chez l’artiste… Il ne fait rien de lui-même, mais il « est avec ». C’est le bistouri dans les mains d’un chirurgien… Au final, ce qui a soigné, ce n’est pas l’outil en lui-même, c’est le savoir-faire du professionnel.
Ce soir, Seigneur, je te rends grâce d’avoir choisi autant d’outils si peu efficaces ! Merci de nous avoir choisi, parce qu’à travers ce dont on est incapable, tu manifeste encore plus ton talent, ta grandeur, ton amour pour chacun. Merci Seigneur d’avoir placé tous ces prêtres sur ma route. Merci de les avoir choisis et de m’avoir montré ton visage à travers leurs faiblesses. Merci particulièrement pour ceux qui m’ont profondément marqué par leur charité, ceux qui m’ont donné envie de devenir comme eux. Merci pour les plus minables d’entre eux, ceux qui m’ont montré qu’il n’y a pas besoin d’être un surhomme pour t’aimer et te suivre. Merci Seigneur pour les ingrats que j’ai rencontrés, ceux qui n’ont pas eu conscience d’être les plus heureux du monde et qui t’ont quand-même été fidèles dans leur frustration ! Merci Seigneur pour tous ces hommes à l’image de tes Apôtres, qui m’ont transmis la foi et l’amour de l’Eucharistie.
Et à vous aussi, chers paroissiens dont j’ai reçu la charge de prendre soin, j’aimerais aussi vous dire merci. Merci pour votre accueil ici, merci pour vos attentions délicates, merci de prendre soin de moi. Je mesure à quel point ce n’est pas facile dans une famille d’avoir un prêtre. C’est celui qui n’est jamais disponible en même temps que tout le monde pour les réunions familiales, qui est toujours en décalage sur beaucoup de choses concrètes… S’il est ainsi, c’est parce qu’il a une deuxième famille qu’on lui a donnée. Merci d’être cette nouvelle famille dans ma vie. Nouvelle famille, nouvelle croix, et nouvelle résurrection.
« Que notre seule fierté soit la croix de notre Seigneur Jésus Christ. En lui, nous avons le salut, la vie et la résurrection, par lui, nous sommes sauvés et délivrés. »
Amen !